Sostène s’en retourna donc chez lui le ventre encore creux, mais le cœur joyeux à l’idée que demain serait pour lui jour de festin.
L’aube rosissait à peine les collines que notre Goupil était déjà sur le pied de guerre, ayant passé la nuit à échafauder toutes sortes de plans pour s’emparer de la poularde sur laquelle il avait jeté son dévolu. Car, grâce à une imagination aiguisée par la faim, la poule était devenue une grosse poularde aux cuisses charnues, aux filets tendres et rebondis, le ventre empli d’un chapelet d’œufs dont il sentait le jaune suave et doux couler dans son gosier. Il en salivait d’avance en trottinant dans le matin brumeux et sa langue mouillée de désir ne cessait de pourlécher ses babines. Il atteint ainsi sans s’en apercevoir les abords du village. Tout paraissait endormi ; il est vrai que le soleil venait à peine d’émerger de derrière la colline.

Les poules, à l’abri dans leur cabanon étanche devaient dormir, elles aussi. Raymonde ne leur ouvrirait que beaucoup plus tard, tant il est vrai que lorsque toute sa vie on a du se lever tôt pour aller travailler, on apprécie, à la retraite, les levers plus tardifs.
Sostène, dont l’estomac criait famine, dût patienter et pour ce faire se mit en quête de menu gibier afin de tromper sa faim. Il ratissa la Paro, et les champs de la plaine et dût se contenter d’un mulot et de trois sauterelles. Enfin son oreille sensible entendit le grincement de la porte : on ouvrait le cabanon !
En effet, comme tous les matins les poules heureuses de se dégourdir les pattes se mirent à caqueter-glousser en se précipitant sur les grains que d’un geste généreux Raymonde venait de leur lancer :
« Petites, petites, petites ! Petites, petites, petites ! Et maintenant, allez, au travail ! Faites-moi de beaux et bons œufs ! »
Mais, Raymonde, au grand désarroi de Sostène, ne s’en retourna pas chez elle ; elle se mit à sarcler les allées du jardin qu’une pluie récente avait enherbées.
Et…ce dur labeur dura toute la matinée.
De temps à autre, notre jardinière s’arrêtait pour se reposer et d’un œil attendri regardait ses volailles gratter le sol en quête de vermisseaux ou bien guettait le chant glorieux des pondeuses.
Sostène, à l’abri dans les buis, rongeait son frein, en essayant de faire taire un estomac qui ne cessait de couiner.
Quand enfin Raymonde consentit à quitter les lieux, ce fut Charles qui vint vérifier la clôture qui lui avait paru branlante tout prés du cabanon ; n’ayant pas sur lui les outils nécessaires pour réparer comme il fallait cette brèche, qui, pensait-il, pourrait bien laisser passer un renard – sa grande expérience lui venait d’un long temps passé à la ferme alors qu’il était jeune – il s’en retourna les prendre dans son atelier.
C’était le moment où jamais, jugea Sostène qui s’apprêta à mettre à son profit le temps pendant lequel le poulailler allait demeurer sans surveillance.
Il se coula doucement jusqu’à la clôture, franchit cette dernière, parvint à l’angle du cabanon d’où il guetta la proie qu’il avait longuement choisie. Là, tapi et recroquevillé, il allait se mettre à bondir, quand, une violente douleur dans la cuisse gauche stoppa net son élan, le forçant même à laisser échapper malgré lui un jappement plaintif. – Une trop longue immobilité lui avait provoqué une crampe dont la douleur le paralysait –
Jeune poule rousse, dont la curiosité égalait les rondeurs, s’en vint voir ce qui avait produit le bruit. Sostène, l’accueillit en grognant et montrant les dents. Epouvantée, la donzelle, s’enfuit courant et caquetant à travers la basse cour les ailes déployées, mettant en émoi toutes ses compagnes.
Le raffut alerta Charles, qui se précipita pour tomber sur un Sosténe, tapi et hargneux prêt à l’attaque.
Cherchant autour de lui une arme pour se défendre, Charles se mit à crier :
« Au renard, au renard, Raymonde, Raymonde, le fusil ! »
Mais Raymonde, à l’intérieur, ignorant le danger que couraient ses volailles et ne l’imaginant même pas, n’entendait rien : Charles s’égosillait en vain !
En bas, dans l’arène, les ennemis se faisaient face ; l’un lançant des imprécations :
« Non de non de non de non, sai que tu ne vas pas m’échapper ! » Ponctués de « Raymonde ! Raymonde ! Le fusil ! »
L’autre, recroquevillé au sol, les babines retroussées sur des dents jaunes et menaçantes, malgré les airs qu’il se donnait, n’en menait pas large !
Soudain, Sostène, au relâchement de ses muscles sentit que la crampe était passée, il effectua alors une marche arrière rampante qui laissa Charles stupéfait, pour franchir ensuite le grillage avec une telle rapidité qu’il y abandonna une grande touffe de poils et s’y déchira le flanc. Puis, meurtri, dépité et furieux, il prit par les champs et regagna son terrier.
Décidément, songeait Sostène du fond de sa tanière, tout en léchant sa plaie, il était bien trop vieux pour ce genre d’aventures ; de plus, son estomac qui s’était habitué depuis longtemps déjà à une alimentation frugale, aurait-il supporté la richesse plantureuse du festin qu’il s’apprêtait à célébrer ? Non, non, il n’y reviendrait pas, car, bien qu’il ne veuille pas tout à fait le reconnaître, il avait eu très peur.
Quant à Charles, remis de ses émotions et furieux d’avoir laissé échapper un renard qui, il en était sûr, reviendrait, s’en alla dire deux mots à Raymonde.
- Eh bien ! Tu n’as pas entendu que je te criais ? Le renard était dans le poulailler !
- Le renard ! Dans le poulailler !
- Si seulement j’avais eu le fusil !
- Et tu l’as laissé s’échapper !
- Comment voulais-tu que je fasse ? Tu voulais peut-être que je l’attrape par la queue ? Encore, si j’avais eu un bâton ! Mais rien, je n’avais rien !
Et Charles raconta à Raymonde toute émue, son face à face avec le renard, et la rapidité avec laquelle maître goupil avait fui.
Quelque bouleversée qu’elle ait été, à la pensée que ses chères poulettes auraient pu finir dans le ventre du renard, Raymonde, se reprit bien vite, et avec l’esprit pratique qui la caractérisait, déclara :
- Eh bien ! Il ne nous reste plus qu’à rendre la clôture infranchissable.
***
C’est ce qui fut fait. Supputant toutes les ruses qu’un renard roué peut avoir, on essaya de les contrecarrer : le grillage fut fixé sur des fondations en béton coulé dans une tranchée, afin d’empêcher notre chapardeur de pénétrer dans le poulailler en creusant le sol ; cette robuste clôture enserra même le cabanon, de sorte que tout l’enclos fut assuré de posséder sur son entier pourtour une barrière garantie infranchissable, même pour le plus diabolique des renards ! Une solide porte susceptible d’être cadenassée, si besoin était, termina l’ouvrage, et Raymonde s’estima à nouveau confiante en l’avenir, au point qu’elle refusa toute proposition suggérant l’apport d’un nouveau coq pour garder ses volailles : un seul chante clair lui avait suffi !
De fait, la clôture s’avéra efficace : aucun goupil ne parvint jamais plus à la franchir. Toutefois, lorsqu’en été, en raison d’un orage, l’herbe du pré qui jouxte le poulailler, se met à pointer vers le ciel des brins d’herbes d’un vert tendre, Raymonde, en âme compatissante, consent à lâcher dans le pré pour un temps rajeuni, ses poules en manque de verdure.
Seulement, elle est là qui veille, telle la gardeuse d’oies, armée d’une longue baguette de noisetier, afin que nulle ne s’éloigne trop et ne serve de repas au renard, qui, elle en est sûre, n’est pas loin et guette.
A dire vrai, elle veille aussi à ce que les poulettes n’aillent s’égarer dans le potager où dieu seul sait quel ravage elles pourraient accomplir !
Elle ne sait pas, comme je le sais, que ses craintes ne sont nullement fondées : Sostène, sentant sa fin proche, et voulant expier une vie de péchés, retiré dans son domaine du Roube, mène une vie de saint ermite.
Quant à ses volailles, elles préfèrent mille fois l’herbe verte du causse à toutes les salades de potager .
Alors se sentant en sécurité et bien nourries, elles ont décidé de battre tous les records de productions et gratifient quotidiennement leur propriétaire du fruit régulier de leur ponte.
Et tout le village en est ravi, car, grâce à la générosité de Raymonde, tout le monde a pu une fois
ou une autre apprécier la saveur incomparable des œufs de son poulailler.
Chère Raymonde, Cher Charles,
Me souvenant que vous avez, à ma grande joie, réintroduit les poules à Soulagets, et gardant en mémoire les quelques péripéties qui ont suivi cette installation, j’ai voulu en écrire une sorte de fabliau, en espérant que vous ne me tiendrez pas rigueur de vous avoir mis en scène. Mon propos étant de refaire vivre les évènements simples et pourtant heureux d’un petit village où il fait si bon vivre. Bien sûr, ma fantaisie, et mon penchant à voir le côté humoristique des choses, me portent à transcrire un peu la réalité, ne m’en tenez pas rigueur, car il n’y a de ma part aucune mauvaise intention.
Il va de soi que si un jour ces textes étaient publiés, et vous ne désiriez pas que vos noms apparaissent, je ferai les transformations nécessaires.
En attendant, et en toute amitié, je vous dédie cette fable.
Amicalement à vous.
Michèle Puel Benoit