Ce furent les voix, multiples et joyeuses, des voyageuses célébrant à pleine voix le lumineux dimanche de Pâques, qui
avaient éveillé la petite fille ; elle s’était alors précipitée dans la cuisine, et là, sur le buffet luisant de cire
parfumée, elle avait découvert la poule et sa prolifique ponte .
Entre les dévotions de la grand-messe, le repas, et les vêpres, l’attente lui avait paru interminable, du moment où elle
pourrait enfin s’amuser à sa guise de son nouveau jouet. Mais ça y était, elle était bien là, occupée à emplir la poule
de ses œufs, à remonter le mécanisme avec la clé et à attendre avec un intérêt toujours renouvelé la miraculeuse ponte.
Elle en était à la dixième ponte, quand la poule, après avoir marqué un temps d’arrêt, déposa devant ses yeux ébahis,
un œuf du plus beau rose, qui se mit aussitôt à grossir, grossir, pour atteindre en l’espace de quelques secondes la
taille d’un bel œuf d’autruche ou de manchot. Puis il émit une douce musique, tourna sur lui-même, roula et par bonheur,
rencontrant sur le sol où Colette était assise une aspérité, s’immobilisa.
Alors, la partie supérieure de sa coquille s’entrouvrit tandis que se faisait entendre un air lointain de flûte, répétitif et lancinant ; puis, à mesure que le son se rapprochait le couvercle se souleva découvrant aux yeux de l’enfant émerveillée un monde inconnu et magnifique,
qu’elle paraissait dominer.
Il lui semblait, en effet, qu’elle se trouvait en haut d’une colline dominant une plaine circonscrite par des murailles
de falaises ocrées, arides et déchiquetées, et au milieu de laquelle serpentait le ruban bleu et miroitant d’une rivière.
Des palmiers au feuillage d’un vert sombre la recouvraient en partie, laissant apparaître, ça et là, de minuscules jardins
de terre brune.

En son centre s’élevait une sorte de village fortifié, aux maisons de torchis rougeâtre, aux toits terrasses crénelés. Une impression de paix profonde ressortait de ce paysage qu’accentuaient encore, par moment, le chant atténué d’un coq, le braiment joyeux d’un âne ou de clairs rires d’enfants. De petites silhouettes s’animaient et s’affairaient à des tâches qu’il lui était difficile de définir mais qui, somme toute, lui paraissaient familières. Plus loin, dans le fond, là où la vallée s’élargissait et où la palmeraie de l’oasis laissait place à de larges étendues de sable blond, elle vit s’avancer, majestueuse et lente, une caravane de dromadaires beiges et blancs accompagnée du chant lancinant de la flûte.
Jamais il ne lui avait été donné de contempler si beau paysage, jamais son imagination qui lui permettait cependant,
les matins d’hiver, quand on lui interdisait de se lever tôt pour ne pas encombrer la cuisine, d’inventer, à l’aide
des plis sinueux de la couverture de laine matelassée et de l’édredon de plume repoussés au fond de son lit, des univers
fabuleux, jamais cette imagination si inventive qu’elle fût, ne lui avait donné à repaître ses yeux d’un si merveilleux
spectacle !

Or, au bout d’un temps qui lui parut trop court, l’œuf doucement se referma en même temps que le son de la flûte s’éteignait ; puis il se mit à diminuer pour atteindre la taille des autres œufs et dès qu’il l’eut atteinte à en prendre aussi la couleur .
Colette essaya bien, en remontant à nouveau le mécanisme, de provoquer une autre ponte tout aussi miraculeuse, mais il
n’y eut rien à faire, la poule blanche se contentait désormais de pondre mécaniquement sa kyrielle d’œufs blancs. Dépitée, elle s’en fut trouver grand-mère Félicie :
- Mamé, mamé, lui dit-elle en la tirant par la manche, la poule ne veut plus pondre son bel œuf rose .
- Son œuf rose, quel œuf rose ? Tu vois bien qu’ils sont tous blancs ! Répondit la grand-mère.
Alors, devant l’auditoire sceptique des grandes personnes, elle tenta d’expliquer que la poule l’avait gratifiée d’un bel œuf
rose qui, lorsqu’il s’était ouvert, lui avait donné à voir un paysage aussi beau que celui des livres de géographie
de l’école. Bien sûr, personne ne voulut la croire et on lui fit même honte d’oser inventer, le saint jour de Pâques,
une aussi rocambolesque histoire. Elle eut beau se défendre et affirmer que c’était « la vérité vraie », rien n’y fit, et elle ne put que quitter la pièce en larmes.
Alors qu’elle s’abandonnait à son chagrin, assise sur les marches de l’escalier, grand-mère Félicie vint la trouver :
- Ne pleure pas ma miguette, va, moi je te crois, mais surtout ne le dis à personne, on raconterait que je radote. Tu sais, ça n’est pas étonnant du tout qu’un cadeau rapporté par les cloches de Pâques soit miraculeux : ils ont beau dire avec leur « c’est impossible », ils n’y entendent rien ! Pourquoi le Bon Dieu qui peut tout, n’aurait pas permis une telle chose après tout ? Ecoute bien ce que je te dis, va, ton œuf rose, tu le reverras !
Et sur ces paroles de réconfort, grand-mère s’en fut, non sans avoir séché les larmes de la fillette du coin de son tablier.
***
Des jours passèrent mais le phénomène ne voulut pas se reproduire, si bien que la poule blanche se trouva reléguée
dans le fond d’un tiroir.
L’été et l’automne s’étaient écoulés sans que Colette songe au jouet.
Il fallut qu’arrive une de ces nuits de l’Avent durant lesquelles on sent qu’il se prépare cet « Avènement » que toute
la chrétienté attend, pour que la poule blanche se manifeste à nouveau.
Donc, cette nuit là, - je me demande si ce n’était pas celle du solstice, enfin peu importe - , Colette, qu’on avait
couché de bonne heure et qui tentait de s’endormir après avoir dit consciencieusement ses prières, fut intriguée par un grattement provenant du tiroir de sa table de nuit. Craignant qu’il ne s’agisse d’une souris, mais curieuse cependant de voir de près ce petit animal, elle entrouvrit légèrement le tiroir afin d’empêcher toute fuite, mais ce qu’elle découvrit lui fit l’ouvrir tout à fait : la poule blanche, car c’était elle la cause du bruit, avait, on ne sait trop pourquoi, repris ses séances de ponte, et pondu à nouveau son bel œuf rose qui émettait une douce lueur pastel.
L’enfant s’empara vite de cet œuf magique et le déposa délicatement sur le bord de son édredon.
l’œuf alors se mit à grandir, grandir jusqu’à atteindre la taille d’un œuf de manchot, puis il tomba sur le côté et commença à s’ouvrir tandis que se faisait entendre une musique cristalline apportée par des bourrasques de vent .
Quand il se fut ouvert tout à fait, il découvrit aux yeux de la petite fille étonnée, un paysage des plus étranges.

Sur une sorte d’île composée de plages caillouteuses en premier plan et de falaises de glaces en arrière plan, se trouvait réunie une assemblée d’individus curieusement vêtus d’habits de soirée à queue de pie, tous paraissant lancés dans de grandes conversations ponctuées de hochements de têtes, de moulinets de bras et d’un drôle de déhanchement.
Jamais spectacle ne lui avait paru aussi cocasse ; et c’est seulement lorsqu’elle vit s’avancer vers la mer, d’une démarche claudiquante, quelques-uns uns d’entre eux, qu’elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’hommes mais de manchots. En y regardant de plus près, elle reconnut le palmipède que son livre de géographie appelait le clown de l’Antarctique tant son comportement burlesque donne à penser qu’il caricature les attitudes humaines ! De plus, la symphonie musicale qui avait précédé l’ouverture de l’œuf avait maintenant laissé place à un curieux amalgame de différentes notes cuivrées, que des becs orangés, dodelinants sur des plastrons de même couleur faisant ressortir le blanc neigeux du plumage ventral, claironnaient de la plus discordante des façons. Dans le fond de la plage, là où s’étendait une longue langue de glace, quelques autres, qui paraissaient plus jeunes se bousculaient et chahutaient quand ils ne faisaient pas de grandes glissades sur leurs ventres.
Devant l’aspect drolatique du spectacle qui lui était offert, Colette ne put s’empêcher de partir d’un éclat de rire qui la fit se tordre un grand moment sur son lit et qu’elle étouffa sous les couvertures afin de ne pas attirer l’attention des grandes personnes. Quand, une fois calmée, elle risqua un œil, elle mit un certain temps pour découvrir, enfoui dans un pli de l’édredon, un œuf tout blanc et tout ce qu’il y avait de plus banal !
Une fois encore le spectacle avait été trop court, une fois encore elle ne put faire qu’il se reproduise !
Elle fut bien un peu déçue, mais pas autant que la première fois, car avec sa logique d’enfant elle avait admis que les
miracles étaient toujours très rares et qu’il fallait s’estimer très heureux si le hasard avait voulu qu’on en soit un jour le témoin.
***
Colette grandit, lourde d’un secret qu’elle ne songea à partager avec personne, pas même avec grand- mère Félicie
qui s’était pourtant montrée si compréhensive. Mais elle conserva tout au long de sa vie dans une cassette fermée
à clé, au milieu de lettres enrubannées et d’objets porteurs de souvenirs chers, la petite poule de tôle blanche.
Ce n'est que beaucoup plus tard, une fois qu’elle fut devenue mon arrière grand-mère et que, pour me consoler d’un gros chagrin, elle m’eut, à moi sa préférée, prêté ce jouet précieux, qu’elle me révéla les pouvoirs du curieux volatile .
A mon grand désespoir, je n’ai jamais pu reproduire le phénomène ; cependant, je me demande souvent si, dans une époque
qui accorde si peu de place à la poésie et au rêve alors qu’elle déifie les mathématiques, les poules, dont les pontes
sont rigoureusement programmées dès la naissance, sauraient encore pondre de drôle d’œufs tout roses et pleins de paysages
sortis tout droit des livres de géographie !
Clic clac mon conte es accavat
Michèle Puel Benoit
Pour sa Maman
Pitou