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Martinot l’Ane de Pigassou

image Jadis, dans nos villages du bas Languedoc, les gros travaux de la vigne, tels que le labour, l’épandage du fumier, et la récolte des raisins, ne se faisaient qu’avec l’aide puissante de ces tâcherons infatigables qu’étaient le cheval, le mulet ou bien même l’âne.
D’ailleurs au fond du magasin du vigneron, juste après les cuves, enclose de planches, et l’hiver fermée par un grand bourras, se trouvait la stalle ou se tenait l’animal.
Elle était garnie de paille, souvent éclairée par un fénestron, possédait un ample râtelier empli de foin, ainsi qu’une profonde mangeoire.
Le cheval était des trois, l’ouvrier le plus prisé, car capable d’ébranler d’un seul coup de rein une charrette chargée de comportes bien tassées ; seulement voilà,, il coûtait cher à l’achat et à l’entretien. Le mulet, lui, était moins fort mais plus rustique , et son prix plus modeste le faisait très souvent choisir par les petits propriétaires.
Quant à l’âne, sa frugalité et sa robustesse, sa capacité à s’adapter aussi bien à l’attelage qu’au bât, ainsi que son coût lui trouvaient toujours des adeptes.

***

Pigassou était parmi ces derniers.
Chez lui, d’aussi loin qu’il se souvienne il y avait toujours eu un âne pour aider à l’entretien de la propriété.
Certes, le bien n’était pas immense - il y avait le champ, la vigne, le petit bois, et le jardin - mais suffisamment important pour que son grand père et son père avant lui aient jugé indispensable de posséder un âne.
Tous les ânes qui avaient assisté sa famille avaient été gris et porteurs de la croix de Judée dessinée sur l’échine ; tous s’étaient appelés Martin.
Il ne les avait pas tous connus mais il se souvenait fort bien du Martin III, que son grand père, pour le soustraire à la réquisition pendant la guerre, avait fait monter dans sa propre chambre.
Ah pour monter, il y était monté ! Mais quand il avait fallu l’en faire redescendre ! Il n’y avait rien eu à faire : ni la carotte, ni le bâton n’avaient pu le faire bouger seulement d’un pas. Il refusait de redescendre ces escaliers qu’il avait si allègrement montés ! Il fallut le faire passer par la fenêtre d’où il ne rejoignit le sol qu’avec l’aide d’une poulie et d’un palan !
Le village en avait ri longtemps.
Mais que voulez-vous, dans la famille de Pigassou on aimait ses ânes ! Et chaque génération avait connu un si ce n’est pas deux ânes préférés !
Ainsi, quand Martin V commença à donner des signes de faiblesse – en général les ânes ne survivaient guère de temps à leurs maîtres, et son père venait de mourir brutalement - Pigassou comprit qu’il lui fallait lui aussi trouver son propre Martin.
Pour ce faire, il y avait la ville, dans laquelle allait bientôt se tenir cette fameuse foire aux chevaux qui attirait tant de monde.

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Le jour venu, Pigassou se fit beau ; avec le bourgeron fraîchement lavé et repassé, le pantalon velours, et le feutre brossé de son pauvre père, il avait fière allure : sa mère en avait la larme à l’oeil !
Il partit à pied, par le bord du canal, le matin de bonne heure, avec dans sa poche ce porte feuilles de cuir râpé fermé par un élastique et qui contenait la somme destinée à l’achat de son âne.
Cela faisait longtemps que Pigassou n’était pas allé à la foire ; il laissait cela à son père, lui, préférant s’occuper dans les terres loin du bruit et de la foule. Alors que voulez-vous, il bada, il erra, il baguenauda, se laissant charmer par tous les bonimenteurs.
Il admira le stand des chevaux auprès duquel il passa le plus clair de son temps à regarder les démonstrations de dressage et de force, s’attarda une bonne heure à contempler les mulets, si bien que lorsqu’il arriva à l’enclos des ânes, les plus beaux spécimens étaient déjà partis !
Ne restaient plus qu’un âne de Judée presque aussi vieux que le Martin de son père, deux mâles du Berry tellement bourrus qu’ils n’auraient pu supporter nos chaleurs estivales, et une ânesse accompagnée de son ânon déjà grandet.
Prendre une femelle, était hors de question : il n’en avait jamais eu chez eux.
Un ânon ? C’était encore envisageable car on pouvait l’éduquer à sa manière.
Seulement voilà, celui ci était blanc, blanc albinos, ne portait pas de croix sur l’échine et marquait assez mal.
Devant l’air perplexe de Pigassou, le marchand s’approcha pour faire l’article.
- Voyez moi un peu cet âne de Judée ! Il porte le signe qu’il est béni de Dieu.
- Mais il est bien vieux !
- Disons qu’il a de l’expérience !... Prenez alors un âne du Berry, vous serez étonné de sa robustesse.
-L’été il aura trop chaud !
- Prenez l’ânesse, Modestine qu’elle s’appelle, elle est douce comme un agneau !.... Non, vous n’en voulez pas !
-Alors prenez l’ânon, il est jeune, fringant, vous le formerez à votre goût ; je vous ferez un bon prix
-Fringant vous dites, il m’a l’air raplapla, et puis il est tout blanc !
- Ca je reconnais qu’il est blanc ! Mais comme ça vous ne le confondrez pas avec un autre ; et puis s’il paraît un peu fatigué , un bon coup sur l’échine et le voilà reparti ajouta-il joignant le geste à la parole ; ce qui fit se redresser d’un bond l’animal.
- Allez prenez le moi, un âne blanc, il vous portera bonheur.
Pigassou hésitait toujours, ce que voyant, l’ânon trottinant vers lui, posa le museau sur son épaule, coucha les oreilles, et le regarda de ses yeux rouges dans lesquels on aurait dit que brillaient des larmes.
Alors, notre ami, le coeur chaviré par tant de détresse :
- C’est bon je vous le prends. Vous me le laissez à combien ?
Les deux hommes ne furent pas longs à s’entendre : le premier voulant se débarrasser au plus vite d’un âne aussi voyant ; le second heureux du prix qui lui permettait d’acheter à sa mère cette cocotte en fonte dont elle rêvait.
Tope là, et cochon qui s’en dédit !
***

Dés qu’il comprit qu’il changeait de propriétaire, notre ânon se mit à braire d’une si puissante voix qu’il fit se retourner tout le monde alentour ; puis il fit en caracolant le tour de l’enclos pour finir par venir… mordre les fesses du marchand.
- Non de dieu ! J’ai oublié de vous dire qu’il avait de l’organe et qu’il était rancunier cria le marchand essayant d’atteindre l’âne d’une calotte.
Or ce dernier s’était réfugié derrière Pigassou, ce qui fit que c’est lui qui reçut la calotte.
- Oh pardon ! fit le marchand.
Mais le mal était fait, et les spectateurs de rire à gorge déployée, accompagnés par un âne les babines retroussées sur une dentition splendide et qui secouant la tête émettait un borborygme tonitruant : vous l’aurez bien sûr compris, notre âne riait !
Rouge de honte, Pigassou prit l’animal par le licou et s’en fut en toute hâte. Ce n’est que lorsqu’il fut sur le chemin du canal qu’il reprit une allure normale.
Alors il s’arrêta et s’adressant à son âne :
- E ben ! Cresi qu’ambe tu, me languirai pas! aquo’s pas vrai ?
- Eh bé ! Je sens qu’avec toi je vais pas m’embêter ! Pas vrai ?
- Marti ! ô marti ! es a tu que parli !
- Martin? Martin, Eh ! c’est à toi que je cause !
L’ânon comme s’il n’avait rien entendu broutait l’herbe du talus.
- Marti ô marti !...Martinot ! De que dirias se t’appelavi Martinot ?
- Martin, eh Martin ? Puis, plus doucement, Martinot ? Que dirais-tu de Martinot ?
L’ânon leva alors la tête qu’il secoua de bas en haut en poussant un braiment joyeux et sonore.
- Sera Martinot puisque lo nom t ‘agrada. Mas de que me dira la maïre. Rameni un albinos mousségaïre,rigolaïre e tan plan bramaïre !Mas savi pas per de que,ieu ,cresi que t’aïmi plan !
- Va donc pour Martinot  puisque ça a l’air de te plaire ! Mais que va dire la mère ? Je lui ramène un albinos qui mord, qui rie, et qui brait à vous écorcher les oreilles ! Pourtant, je sais pas pourquoi mais je sens déjà que je t’aime bien !
Et l’ânon nichant ses lèvres fraîches dans le cou de Pigassou lui pinça l’oreille. - Arrête voyons tu me chatouilles ! C’est ainsi que commença entre l’homme et l’animal une amitié qui allait durer plus de vingt ans !

***

Bien sûr,  il y eut parfois des engueulades, surtout pendant la période du dressage.
Que voulez-vous, Martinot adorait l’eau à tel point qu’il ne pouvait voir une flaque sans s’y rouler dedans. Vous me direz, quel mal y a-t-il à cela ? Aucun, je vous l’accorde, tant qu’on n’est pas attelé à une carriole.
Aussi du plus loin que Pigassou apercevait un ruisselet grossi par l’orage, une flaque laissée par l’averse, il se mettait à invectiver Martinot.
- Martinot, Tention a tu, gaïti s’aganti lo bastarot !
- Martinot, je te préviens, attention à toi, gare à toi si j’attrape le bâton! disait-il en tirant sur les rennes.
L’âne, comme si de rien n’était, continuait d’un pas normal sa route, tout juste s’il avait frémi des oreilles, il attaquait tout aussi tranquillement l’obstacle, puis, quand il était en plein milieu, brusquement il se laissait choir de tout son long sur le ventre, faisant verser la carriole et projetant immanquablement son conducteur dans l’élément liquide.
Alors, s’asseyant sur son train arrière, il y allait de son rire tonitruant !
Pigassou eut beau le frapper, le priver d’avoine, le cajoler, rien n’y fit, il n’arriva pas à le guérir de ce vice. Le seul remède qu’il trouva, c’est de ne pas sortir après l’orage, ou bien alors de chercher à chaque fois des itinéraires qui évitaient les petites étendues d’eau ? Ce qui était souvent un véritable casse tête, et qui le faisait passer pour un peu bizarre auprès de ces concitoyens :
- Alors comme ça, toi tu passes par la Montagnette pour aller aux Rompudes ? Mais ça te fait le triple du chemin !
- Que veux tu, j’aime bien promener moi répondait-il en haussant les épaules.
Car pour rien au monde il n’aurait avoué que c’était à cause de son âne. Il tenait à ce que ce dernier, qu’on avait fini par accepter malgré sa couleur, passe pour un brave animal, doux, patient, et travailleur.
Ce qu’il était par ailleurs : car jamais il ne rechigna devant l’ouvrage, tirant le tombereau de fumier ou la charrette des vendanges avec la même opiniâtreté, conscient des devoirs qu’il avait envers son maître.
Mais que voulez-vous il avait ses moments de folie !

***

Et puis aussi il avait ses têtes !
Une qu’il ne pouvait pas sentir, c’était mademoiselle Prudence, la chaisière de l’église ; toujours gantée, toujours chapeautée, les yeux baissés, elle se donnait pour modeste, et pourtant, il n’était pire langue de peille dans tout le village ; elle trouvait, charitablement, à redire à tout le monde, et se considérait comme investie de la garde de la bienséance et des bonnes mœurs.
Notre âne, lui, avait pourtant remarqué que, lorsqu’elle passait auprès de lui, elle lançait un rapide regard en coin sur, sur, sur… sur ce qui faisait qu’il était un mâle et non une femelle….Voilà !
Alors lui, du plus loin qu’il la voyait venir, tout en faisant semblant de dormir, il laissait pendre entre ses jambes le majestueux organe dont il était pourvu, puis, quand mademoiselle Prudence arrivait au niveau de sa tête brusquement il tournait la tête, lui tirait la langue, et y allait de son rire tonitruant. Ce qui faisait fuir à toutes jambes cette dernière, rouge comme on coquelicot, se signant, et marmonnant qu’il était bien vrai que les ânes étaient des créatures du Diable !

***

Par contre, il partageait avec son maître l’amour des enfants.
Pigassou en effet, ne s’était jamais marié à cause d’une mère exclusive qui ne voulait pas entendre parler d’une bru :
- Moi vivante, personne ne mettra le nez dans mes casseroles !
Et quand il avait suggéré qu’ils pourraient habiter ailleurs :
- C’est ça avait-elle rétorqué, tu abandonnerais ta pauvre mère qui s’est saignée aux quatre veines à t’élever, pour le premier jupon venu !
Cela avait clos le chapitre, d’autant que, comme nous le verrons plus loin, Pigassou avait résolu autrement le problème.
Malgré tout, Pigassou souffrait de ne pas avoir d’enfants.
Aussi, les dimanches de fêtes : Noël, Pâques, et pendant les trois jours de la fête votive, au mois d’août, il attelait Martinot au cabriolet décapotable qui lui venait de son grand père, et qui ne sortait que pour ces occasions, et promenait dans les rues pavoisées, les enfants du village.
Oh, cela lui demandait bien une somme de préparatifs ! Mais le bonheur ressenti en valait la peine !
Il fallait d’abord que le cabriolet soit pimpant !
Alors il le lavait, l’astiquait, faisait les cuivres du frein et de la trompe, cirait la capote et la banquette qui servait de siège.
De plus, chaque année, pour la fête, il le repeignait.
Bien sûr, la voiture et les bras étaient invariablement de couleur noire. C’était sur les roues seules que Pigassou donnait libre cours à sa fantaisie : la couleur des rayons changeait à chaque fois : ils furent rouges, verts, bleus, jaunes mais aussi rose thé, parme, violine et même vert caca d’oie !
Le jour venu, il se préparait : bourgeron bleu, pantalon rayé , cravate rouge sans oublier le couvre chef, de feutre l’hiver, de paille l’été . Mais surtout, il préparait son âne - car ce dernier était devenu presque aussi coquet que son maître - il l’étrillait afin que brille sa blanche robe, brossait sa queue qui volait au vent, et surtout, surtout, il lui enduisait les sabots de cette même cire noire qui faisait si bien reluire son cabriolet.
Puis il le coiffait, en hiver d’un feutre noir identique au sien, fait sur mesure, et percé de deux trous pour laisser passer les oreilles, l’été d’un chapeau de paille percé de même et orné d’un ruban assorti à la couleur des roues.
Martinot n’était pas peu fier, et son braiment joyeux le claironnait à tout le monde.
Alors seulement,il s’occupait des enfants.
Comme il ne pouvait en prendre que trois à la fois dans la voiture, il inscrivait le nom de chacun sur des cartons mis dans une boîte. Puis, lorsque tous étaient là, il demandait à Martinot de tirer les noms :
- Et pas plus de trois à la fois ordonnait-il.
Et l’âne de ses grandes lèvres mobiles attrappait délicatement les cartons l’un après l’autre, sans jamais aller plus loin que le nombre trois, et sans Jamais qu’aucun enfant ne conteste son tour. Ah qu’il était fringant et bruyant l’attelage ! Pigassou faisant claquer en l’air son fouet orné de faveurs, les enfants riant et actionnant la trompe, Martinot trottinant sans cesser de braire. Pour de l’animation, c’était de l’animation, et je vous dirais même qu’il y en avait qui n’étaient pas mécontents quand les tours de ville étaient épuisés !

***

Pigassou, pour les raisons que j’ai dites plus haut, n’aimait aller en ville que le strict nécessaire, à savoir deux ou trois fois l’an pour les foires, afin de remplacer le matériel agricole défaillant ou quelques éléments de sa garde robe que sa coquetterie le poussait à renouveler.
Or une année, on le vit aller à la ville plus souvent, il en arriva même à s’y rendre tous les vendredis pour le marché aux vins. Et les commentaires d’aller bon train :

- Moi je vous dis qu’il a quelqu’un. C’est pas avec sa petite vigne qu’il a besoin de savoir tous les vendredis le cours du vin !
Eh bé ! Ce serait pas trop tôt à presque quarante ans ! - C’est vrai que sa Naïs de mère elle l’a tenu par un licou beaucoup plus court que celui de Martinot !
Peut être bien qu’il s’est pris d’un goût subit pour les pastissous, il y en a tous les vendredis au marché ! Vous me tirerez pas de l’idée qu’il a quelqu’un. Oh toi, à force de lire des romans d’amour tu verrais des amourettes partout ! S’il avait quelqu’un comme tu dis, lui si coquet, il se ferait tout beau pour aller à la ville, alors que, à part le chapeau, il part avec des habits convenables, oui, mais il se met pas sur son trente et un !

***

En fait, c’était cette fine mouche de Mélanie qui avait vu juste. Pigassou avait bien rencontré quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, et personne n’en aurait jamais rien su si le pot aux roses n’avait pas été découvert, comme nous allons le voir. Si notre ami allait à la ville sans vraiment soigner sa tenue, c’est qu’il emportait dans le coffre de sa jardinière - cette charrette légère que prenait le vigneron pour ses déplacements de loisir - de quoi se changer en route ; en effet derrière le petit bois de pins se trouvait un cabanon à l’abri des regards et dans lequel il revêtait : le pantalon rayé et la jaquette qui s’ouvrait sur un gilet barré par la chaîne de la montre en argent de son père. Puis il nouait un lacet de cuir au col de sa chemise coiffait son plus beau couvre chef, et repartait en chantonnant. C’est que voyez-vous, lors d’une de ses rares sorties à la ville, sur le chemin du retour, il avait fait une rencontre.

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Ce jour là, il avait bâté son âne et s’en était allé comme à son habitude par le chemin du canal, nous étions au mois d’octobre, et comme il arrive souvent durant ce mois, il s’était mis à péter un orage, en plein milieu du chemin du retour. Comme il était prévoyant il n’avait eu qu’à retirer de la banastelle où il l’avait placé, ce grand parapluie bleu sous lequel on abriterait presque tout un régiment. Ayant enfourché son âne il cheminait donc le parapluie penché sur l’avant, quand brusquement sa monture fit un arrêt qui faillit le faire passer par-dessus.. Devant lui, sur le chemin trottinait une ânesse grise, qui portait une forme grise dégoulinante d’eau. L’ânesse s’étant garée sur le bord, Martinot vint à sa hauteur afin que son maître découvrît sous un chapeau de paille qui n’avait plus aucune forme le gentil minois de Fine. Galant homme, Pigassou avait proposé l’abri de son parapluie à la demoiselle, et les deux équipages avaient fait route ensembles jusqu’au prochain croisement. Pigassou n’avait pas voulu reprendre l’instrument, prétextant que la pluie ne lui faisait pas peur, et elle avait promis de le rendre le prochain vendredi. C’était à partir de ce jour que notre homme avait commencé à aller à la ville tous les vendredi.

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En effet, Fine, qui était première ouvrière chez madame Rose la modiste qui chapeautait toutes les grandes dames de la ville, rentrait chez elle tous les vendredi pour s’occuper du ménage de son père invalide de guerre auquel la compagnie du canal du midi avait confié la charge de maître de l’écluse. Après la mort de sa mère, madame Rose avait trouvé cet arrangement pour ne pas perdre cette perle dont les doigts de fée créaient des chefs d’œuvre qui faisaient la réputation de sa maison. Fine passait trois jours en ville, logeant chez sa patronne, et quatre jours chez son père, pour les soins ménagers, occupant toutefois ses soirées à ornementer de fleurs, ruban,s perles et fruits ces chapeaux qui feraient l’orgueil des citadines. Pour ces déplacements et pour transporter ces cartons à chapeaux toujours volumineux, elle avait Capucine, la douce ânesse grise. Comme il se doit pour une modiste, Fine adorait les chapeaux et en changeait souvent. Et comme la coquetterie de Pigassou se portait aussi vers cet accessoire, c’est ce goût commun qui les avait rapproché. Des propos on en vint vite aux confidences, et bientôt le vendredi Pigassou attela la jardinière : on est bien mieux sur un même banc pour causer ! Capucine marchait devant à la hauteur de Martinot,, ayant pour la première fois rencontré une congénère que sa qualité d’albinos ne faisait pas fuir. Puis on en vint aux menus cadeaux : un panier de figues, les raisins de la treille, un bouquet de roses du jardin. Les cadeaux furent acceptés d’un merci, d’un sourire. Ensuite les mains se frôlèrent. Un jour Pigassou osa un rapide baiser sur la joue. Mais cela n’alla pas plus loin : tous deux étaient timides, dotés de parents exclusifs qui ne verraient pas d’un bon œil leur idylle. Deux ans, ils se fréquentèrent ainsi, et puis il y eut l’histoire !

***

Fine voulait bien répondre aux menus présents de Pigassou, mais elle n’avait ni jardin ni vigne. Acheter quelque chose, était hors de question son père lui prenait toute sa paye :
- Je connais les femmes, toutes des dépensières ! C’est ton argent, je te le garde, tu seras bien contente de le retrouver plus tard !
Heureusement pour elle, Fine avait des doigts d’or qui, avec les chutes de tissus et les colifichets que lui cédait sa patronne, arrivaient à l’habiller fort coquettement.
Or un jour, elle eut envie de faire pour celui qu’elle aimait ce qu’elle savait le mieux faire : à savoir un chapeau.
C’est ainsi qu’un vendredi soir, au moment de se séparer, elle sortit de son carton, enveloppé dans du papier de soie, un canotier ceint d’un ruban noir, accompagné d’une canne payée avec des heures supplémentaires ignorées de son père.
Pigassou en fut ému aux larmes. Les adieux ce soir là furent plus que touchants.

***

Un qui avait mal pris la chose, c’était Martinot, car, pour la première fois, son maître arborerait un couvre chef dont il ne porterait pas la réplique.
Il fit la tête durant tout le chemin du retour, refusa même de manger le soir. Pigassou, tout à son bonheur, n’attacha pas trop d’importance à la chose :
- Manjaras miou deman.
-  Tu mangeras mieux demain.
Toute la semaine il rechigna à l’ouvrage : têtu, mauvais, bougon, il en oublia même sa galejade coutumière envers mademoiselle Prudence, c’est vous dire !
Pigassou, sur son nuage, ne s’aperçut de rien.
Arriva le vendredi.
Notre homme attela l’âne à la jardinière : jusque là, tout allait bien. Mais c’est quand il voulut lui enfiler le chapeau de paille que rien n’alla plus : l’animal secouait la tête, couchait les oreilles montrait les dents, ruait dans les brancards.
Puis devant l’insistance de son maître, Martinot arrachant le chapeau des mains de ce dernier, se mit insolemment à le dévorer.
- E ben ! Sem propres ara ! Creses pas que m’empecharas de partir. T’en iras sen capel : tant pis per tu  se agantas una insolation !
- Eh bé ! Nous voilà propres maintenant ! Ne crois pas que c’est ce qui nous empêchera de partir : tu iras nu tête voilà tout ; tant pis pour toi si tu attrapes une insolation !
Et les voilà partis ! La journée se passa sans problème.
Le soir venu quand Fine aperçut Martinot sans chapeau, elle invectiva son maître en ces termes :
- Voyons Pigassou, tu n’y penses pas, laisser partir ton âne nu tête par cette canicule ! Ce n’est pas raisonnable voyons !
- J’y peux rien moi si cet imbécile a mangé son chapeau ! Répondit l’interpellé.
Et de raconter la semaine qu’il lui avait fait passer couronnée par l’action de ce matin.
Martinot faisait celui que cela ne concernait pas.
Fine ne dit plus rien, mais plongeant la main derrière la banquette de la jardinière, elle en ressortit un carton à chapeau très volumineux, duquel elle extirpa … le plus ravissant canotier d’âne qui n'ait jamais existé.
Il était la réplique exacte de celui de son maître à ceci prés, que le ruban était du même rouge que ses yeux :
- Nigaudou, ajouta-t-elle, tu crois que je t’avais oublié ? Mais que veux tu, je n’ai pas quatre mains !
Ensuite, elle enfila le couvre chef sur le plus docile des ânes, puis comme il relevait la tête pour braire :
- Attends ce n'est pas fini.
Tandis qu’ elle sortait du même carton un magnifique col blanc en celluloïd, sous lequel était pendue une non moins magnifique cravate rouge, le tout parfaitement à sa taille.
Dés qu’il se vit ainsi paré, après avoir donné un rapide coup de langue sur la joue de Fine, sans laisser à Pigassou le temps de l’au revoir, entraînant l’attelage dans une course folle, criant à tue tête, Martinot fonça vers le village.
Il ne s’arrêta pas au cabanon mais fila droit sur la grand place ; là, claironnant de sa voix la plus forte il entreprit de faire à pas lents et majestueux le tour de ville, faisant sortir sur le pas des portes tous les badauds !
C’est ainsi qu’on découvrit le pot aux roses.
*** Naïs, devant la duplicité de son fils que s’étaient empressées de lui faire remarquer les méchantes langues, ne décolérait pas :
- Mon petit ! Me faire ça à moi, sa mère !
- Que veux tu, ton petit, il est comme les autres ; il fallait bien qu’un jour ou l’autre ça arrive !
- Me rendre la risée de tous ! Ah ! Il ne l’emportera pas en paradis !
Et sur ces paroles elle entra dans sa maison dont elle barricada la porte.
- Puisque tu t’es si bien entendu avec ton âne pour me ridiculiser, tu n’as qu’à dormir avec lui ! Cria-t-elle à son fils tout déconfit.
Il eut beau faire et beau dire, elle ne voulut rien entendre.
Cela dura huit longs jours, ou plutôt huit longues nuits que Pigassou passa, allongé dans la mangeoire d’un Martinot goguenard.
- Avisa te solament de rigolar e te fouti un carpan que s’ausira de Besiers a Seta !
- Essaye seulement de rire et je te flanque une gifle qu’on entendra depuis Béziers jusqu’à Sète !
L’âne, qui se sentait tout de même un peu responsable, se tenait coi.
Il fallut l’intervention de monsieur le curé et aussi de Monsieur le maire pour faire entendre raison à Naïs.
Monsieur le curé la menaça de la priver de la Sainte Communion.
Monsieur le maire lui, après avoir ceint son écharpe, vint officiellement la trouver pour lui parler de Fine et de son père :
- Voyons, Naïs, ce n’est pas raisonnable, Fine est une gentille enfant, et son père est bien connu. C’est l’éclusier qui tient la dernière écluse avant la ville ; les grands parents de sa femme, peuchère, Dieu ait son âme, ils étaient éclusiers avant lui ! Là, tu vois : tu te les rappelles ! Lui, il est de la classe de ton pauvre Fernand et même qu’il a eu une médaille pour le bras qu’il a perdu à la guerre ! La petite, elle, elle est première ouvrière chez Madame Rose la modiste : on dit qu’elle a des doigts de fée. Ce sont des gens honnêtes tu sais ! Ton petit, comme tu dis, il va bientôt avoir quarante ans ; tu crois pas qu’il est pas temps qu’il s’établisse ? Et puis, il te feront des beaux petits qui égayeront tes vieux jours! allez vai , ne soit pas têtue, pardonne à ton fils, sinon moi ton maire je t’y obligerai ! Tu vois, j’ai même mis l’écharpe, alors !

***

Et Naïs se laissa presque convaincre, elle ouvrit la porte à son fils sans toutefois vouloir rencontrer Fine.
Cette dernière sut pourtant se faire accepter le jour où elle offrit à Naïs, vous l’avez deviné, un merveilleux chapeau !
- Tenez mère, je l’ai pensé pour vous, dit elle simplement à celle qui venait de lui ouvrir sa porte.
Et cette dernière, qui n’avait jamais eu de si ravissant couvre chef devant tant de gentillesse fondit en larmes dans les bras de sa future bru.
Mais il fallait aussi obtenir l’accord du père.
Et là, c’est Naïs qui l’obtint.
La mère de Pigassou avait en effet une réputation de cuisinière hors pair qui avait largement dépassé les frontières du village. On la venait quérir pour les baptêmes les communions et les noces.
Aussi , Marius,l’éclusier, dressa l’oreille quand son ami Félix lui apprit que l’élu du cœur de sa fille n’était autre que le fils de cette fameuse Naïs, dont il avait pu apprécier le talent culinaire au cours des repas de noces auxquelles il avait été convié. Or Marius était un gourmet doublé d’un gourmand.
C’est ainsi qu’il fit honneur au cassoulet que lui fit envoyer Naïs et qu’elle avait accompagné de ses mots :
- Si cela plait à ton père dis lui qu’il peut venir manger à la maison tous les dimanches.
Ce qu’il fit.
Après cela, il n’y eut plus aucun empêchement à ce que l’on fixe la date du mariage, d’autant que Marius ne pouvant plus se passer de la cuisine de Naïs, et cette dernière fière d’avoir rencontré un homme qui estimait son art à sa juste valeur, décidèrent de convoler eux aussi en justes noces et d’habiter la maisonnette de l’écluse.
Ce qui fait que, le jour dit, ce furent deux couples de mariés que Martinot chapeauté de neuf conduisit à l’église dans le cabriolet apprété pour la circonstance et croulant sous les fleurs.

***

C’est ce jour là que, dans le village , l’âne Martinot passa réellement à la postérité.
Car le soir, après l’avoir dételé, Pigassou, on se demande bien pourquoi, oublia de l’emmener boire avec les autres bêtes de trait à la pile, la fontaine de la place du village.
Alors ?...
Eh bé té ! Il y alla tout seul, pardi ! Clamant de sa voix puissante sa fierté d’être libre.
Exploit qu’il accomplit ensuite tous les soirs de sa vie, Pigassou le laissant aller librement boire et lui, le faisant savoir à qui voulait ou ne voulait pas l’entendre.
Si bien que de nos jours encore, dans ce village du bas Languedoc, quand quelque enfant après une verte réprimande ou une quelconque fessée se met à brailler à vous vriller le tympan, il y a toujours un ancien pour dire :
- Té ! an destaca l’ase de Pigassou !
- Tiens, ils ont détaché l’âne de Pigassou !
Clic clac mon conte es accavat !

Michèle Puel Benoit

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